Derrière le litige, les enjeux économiques et la recomposition de l’Asie stratégique
Utile pour éclairer les origines du litige territorial entre la Chine et le Japon, l’histoire est vite instrumentalisée et condamnée à l’impuissance par les parties au conflit. L’importance des défis économiques internes que doivent relever les dirigeants des deux pays pourrait bien les aider à apaiser leurs querelles historiques bilatérales, en particulier territoriales, et à forger un nouvel équilibre dans la région.
Les conflits territoriaux cristallisent souvent des tensions anciennes que la conjoncture peut soudainement raviver sous le poids des appétits de puissance et des rivalités stratégiques. Dans le litige qui oppose la Chine au Japon sur la souveraineté des Senkaku/Diaoyutai/ Tiaoyutai, modeste archipel de cinq îles et trois rochers inhabités de 7 km2, le passé pèse à l’évidence fortement sur le présent. Mais le présent pèse tout autant sur le passé. Contradictoirement convoquée par les parties au conflit pour justifier la possession des îles, l’histoire s’avère d’un faible secours.
Que veut-on lui faire dire ? Pékin invoque le droit du « premier occupant », au nom de vieux textes chinois, tandis que Tokyo s’abrite derrière des enquêtes commencées en 1885 pour convaincre qu’il s’agissait d’une Terra nullius (« territoire sans maître »). Comme souvent, l’histoire ainsi instrumentalisée conduit à une impasse. Que nous enseigne-t-elle par ailleurs ? Que ce groupe d’îlots contestés appartenait à l’ancien royaume des Ryûkyû, annexé par le Japon en 1879, puis intégré au territoire japonais au lendemain de sa victoire lors de la première guerre sino-japonaise, en 1895. Que la Chine a protesté jusqu’à ce que sa défaite ne la place dans un rapport de force durablement défavorable. Que les États-Unis ont semblé officialiser l’appartenance japonaise des îles en indemnisant leur propriétaire officiel pour permettre à l’armée américaine de s’y entraîner, entre 1945 et 1972, sans toutefois mentionner explicitement leur nom lors de la restitution du territoire d’Okinawa à la souveraineté japonaise, en 1971. Que la maritimisation des enjeux politiques et économiques, nourrie par la découverte de gisements pétroliers et gaziers à partir de 1969-1970, puis au milieu des années 1990 par la délimitation des zones économiques exclusives dans la région, en application de la convention de Montego Bay, a ravivé l’intérêt de Pékin et de Taipeh pour ces îles jusqu’alors négligées.
La volonté exprimée par Deng Xiaoping de laisser le règlement des conflits territoriaux aux générations futures est depuis quelques années mise à mal par la multiplication des démonstrations de force chinoises et japonaises en mer de Chine orientale et des manifestations nationalistes, dans un contexte marqué par une recomposition des équilibres stratégiques au profit de la puissance chinoise. Faut-il pour autant craindre, après la recrudescence des incidents en 2012, une nouvelle guerre entre la Chine et le Japon, que dirigent désormais des équipes conservatrices souvent présentées comme rétives au compromis ? L’importance des contentieux historiques bien connus entre les deux pays, la guérilla économique que ceux-ci se livrent d’ores et déjà, et l’absence de tout mécanisme contraignant de sécurité régionale en Asie orientale, nourrissent des inquiétudes légitimes. L’interdépendance très forte des liens économiques – depuis 2007, la Chine est le premier partenaire commercial du Japon, lequel est le troisième de la Chine – ne saurait les apaiser : l’histoire enseigne qu’elle n’est pas une garantie suffisante de la paix.
Plus rassurante s’avère la volonté manifestée par les dirigeants des deux pays de résoudre en priorité les défis économiques qui se présentent à eux : pour la Chine, réorienter une croissance affaiblie par la crise vers la demande intérieure tout en réduisant les nombreux facteurs de tensions sociales ; pour le Japon, relancer une économie confrontée à sa quatrième récession, depuis 2000, et à une dépendance énergétique aggravée par la catastrophe de Fukushima. Bien sûr la récente radicalisation des positions sur les îles contestées peut être interprétée comme un moyen de renforcer, face à l’adversaire historique, une cohésion nationale mise à mal, par la croissance des inégalités sociales et de la corruption en Chine, par la montée en puissance d’un sentiment de déclin et d’inquiétude au Japon. Pourtant, ni Xi Jinping, présenté comme un modernisateur pragmatique, ni même Shinzo Abe, malgré sa réputation de « faucon » et les velléités croissantes au Japon de révision des normes antimilitaristes de la Constitution, n’ont intérêt à compromettre la stabilité politique indispensable pour relever des défis économiques aussi ambitieux.
On peut donc espérer que le sens des responsabilités les poussera vers des solutions de compromis plutôt que vers l’escalade.La compétition pour le leadership régional et mondial en jeu autour de ces îlots va bien au-delà des ressources énergétiques et halieutiques que les eaux environnantes sont supposées renfermer. Pressentie pour être la première puissance mondiale de demain, la Chine poursuit une quête de profondeur stratégique que ses dirigeants ont progressivement réorientée vers la mer depuis les années 1980. Nouvelle grande puissance navale, elle entend faire de la mer de Chine (méridionale comme orientale), par laquelle transite une grande partie de ses échanges et de ses approvisionnements énergétiques, une mare nostrum chinoise libérée de toute servitude.
Or, si l’Europe brille par son absence, malgré son poids économique, les États-Unis, auxquels Shinzo Abe entend réserver sa première visite, rappellent qu’il faudra compter avec eux dans la région : de l’évolution de la relation sino-américaine dépendra aussi en partie le destin des litiges insulaires en mer de Chine.
Pierre Journoud, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM). Il est aussi membre du Centre d’histoire de l’Asie contemporaine (CHAC, Paris I)
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